Challenge WORDTOBER sur des mots proposés par “Les Voix des Mères”

Gayané Adourian
21 min readOct 6, 2022

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Chaque jour pendant le mois d’octobre, un texte à partir d’un mot.
Ceci est un exercice d’écriture. J’ai été ravie de relever le défi sur lequel je ne me suis mise aucune pression. Les textes ici sont brut, sans réécriture.

Jour 1 Aimer

C’est quoi aimer ? Ton petit rire et tes bras qui chantent. Les larmes qui coulent devant la beauté. Le temps qui s’arrête le temps d’un baiser. Le soleil qui se lève et vient te réchauffer, ses rayons qui caressent ton visage. Oui c’est quoi aimer ? Ça s’apprend ? Et comment on aime encore quand on a désaimé. Je t’aime. Ces deux mots qui avec toi coulent de source, quand il ne sortent presque plus de ma bouche par ailleurs. Et pourtant, j’en ai de l’amour à partager, je le sais. Parfois mon coeur déborde juste de ça. Ça coule dans mes larmes, ça coule dans mon rire, et ça brille dans mes yeux. Rien de palpable. Juste un morceau de mon coeur qui se détache et qui je l’espère voyagera vers celle.ui qui en aura besoin.

Jour 2 Quotidien

Tout de suite. J’ai envie. Je veux. J’ai beau expliquer, ré-expliquer, expliquer encore. Ça recommence encore et encore. Et ça dégénère.

Vite. On ne doit pas être en retard à l’école. Vite, je dois être à l’heure au travail. Vite. Aller chercher le petit à l’école. J’ai pas envie aujourd’hui. Pas envie que ça se passe mal ensuite. Comme tous les soirs en ce moment. Ou presque. J’y vais quand même. Vite le repas doit être prêt. Faut pas dépasser l’heure de son coucher sinon ça va être l’enfer. Vite. vite. vite. vite. Tout le temps. Pour tout. Quand est-ce qu’on souffle ?

Inspire. Expire. Ce rectangle vert sur lequel je ne passe pas assez de temps. Inspire. Expire. Reste présente. Concentre toi sur ton souffle. Relâche les tensions. Exit les pensées parasites. Profite. Juste là. Toi. Maintenant.

Jour 3 Nostalgie

Parfois je vois un ventre. Parfois c’est une annonce. Parfois je m’y attends. Parfois non. C’est souvent dur. À chaque fois, je me revois aussi. Ronde et pleine de vie. De cette vie là qui se créait en même temps que mes mouvements. J’étais si en forme. Si curieuse. Si aveugle aussi. Comment aurais-je pu ne pas l’être ? Je rêve parfois d’un accouchement que je n’ai pas eu. Que je n’aurais peut-être jamais. Comme tant de nous autres, les mères, pour tant de raisons.

Parfois, il me demande de le porter. C’est rare mais ça arrive. Quand il est très fatigué. Et quand je le prends dans mes bras, que nos corps redeviennent presque un seul, instantanément alors, je me rappelle de ces moments. Ceux magiques, ou tout petit il était caché dans l’écharpe. La tête à portée de bisous. Je ne sais pas si je revivrai cela un jour, alors quand ces moments arrivent, j’en savoure chaque seconde. Pour qu’au moins, cette sensation là ne se tarisse jamais.

Jour 4 Vie

Et d’un coup, la forêt dense et touffue s’ouvre en deux, laissant apparaitre la lumière douce d’une fin d’après-midi d’automne. Je m’arrête un instant. Ferme les yeux. Respire. Une longue expiration plus tard, je sens sa petite main qui se love dans la mienne. On a réussit maman, on a trouvé la sortie. On reste de longues minutes là, tous les deux. A respirer, à laisser le soleil nous caresser le visage. J’hésite. C’est encore l’inconnu qui nous attend. J’aimerais là que le temps se fige, qu’il grave son regard si profond et ses cheveux dorés, si beaux dans la lumière. Alors je le respire encore et encore jusqu’à m’enivrer de lui. Un papillon se pose sur sa chaussure. Il rit. Maman regarde ! Me coupe dans ma rêverie. La vie.

Jour 5 Flamme

Elle est là, je le sais. La flamme, la lueur de vie. Elle vascille parfois, elle semble même éteinte sous les bourrasques folles de cette tempête qui ne faiblit pas. Une fois, une sorcière à soufflé dessus. Elle est venue un jour sombre, en silence, mais son regard disait tout. Les batailles, la beauté, le sang, les larmes. Elle a soufflé sur mon feu puis s’est envolée. Parfois, quand tout tremble autour de moi ou que tout se noircit, je sens sa présence et je cherche la braise. Pour me rappeler que cette flamme est toujours là même si elle n’éclaire pas. Pour me rappeler aussi que je reste humaine, ni magicienne, ni automate.

Jour 6 Bouquet

Prendre. Poser. Vriller. Inlassablement répéter. Et créer. Des couleurs qui s’harmonisent, une forme qui se dessine. Des ombres et des lumières qui viennent chatouiller l’oeil et malicieusement faire apparaître tant. Et l’espace. Le vide pour que les fleurs trouvent elles-même leur place.

Le vide, le plein. Ombre, lumière. Couleur, transparence. Un cocktail de beauté. Pour les yeux, pour le nez. Pour la joie, pour le soleil.

Jour 7. Voyage

1.2.3.4.5.6.7 … Allongée, immobile, elle compte. A priori, cette fois c’est pour de bon. Moment de calme dans cette tempête. Attentive, elle écoute ce qui se passe en elle. Est-ce que ça bouge ? Est-ce qu’il faut attendre ? Une autre vague est arrivée. 1.2.3.4.5.6.7… Tranquillement elle observe les sensations. Elle profite du silence. Un instant, elle se sent submergée et la peur l’envahît. Elle se laisse traverser pour être prête pour la prochaine vague. Se faire confiance. La vaste blague. Elle fera comme elle pourra oui. Mais pour l’instant elle écoute, elle vit. Pas de doute, elle ne l’a jamais connu mais elle sait. Elle est en route pour le grand voyage.

Jour 8 Rencontre

Elle enchaine. A gauche, à droite, à gauche, encore à gauche. Tous les jours c’est la même histoire. Elle cherche. Tiens ça matche. Discussion, rire, rencard. Sempiternelle danse qui ne mène jamais plus loin qu’une soirée, voire une nuit. Peut-être deux ou trois. Puis rien. Et ça recommence. Ah ça, on lui a dit qu’il fallait qu’elle rencontre des gens, alors elle rencontre, passe du bon temps, passe à autre chose. À droite, à droite, à gauche. Mouais, j’aime pas la barbe. Et puis qu’est-ce que je fous là finalement. Ah oui, il parait qu’il vaut mieux être en couple. Comment ? Tu n’as encore retrouvé personne ? T’en fais pas, t’es encore jeune, t’as le temps. Il faut juste que tu rencontres des gens. Comme si ça ne prenait qu’un claquement de doigts. Comme si c’était évident de se remettre dans le game. Comme s’il y avait du sens aussi. Meuf, c’est une injonction. Parce que la société est designée pour un couple. Qu’une femme seule c’est toujours un peu louche. Rappelle toi ce qu’on disait sur les vieilles filles et leurs 7 chats. Celles qui n’étaient pas bonnes à marier. Renverse meuf. Ces femmes là étaient libres. Mises au ban telles des sorcières mais libres. Alors rencontre si tu veux mais surtout, n’en fait pas une obligation. Et au prochain qui s’inquiète de ton sort de célibataire, acquiesce pour la forme, trace ta route et écrit. Les mots rencontrent toujours d’autres âmes. Ils voyagent, ils transpercent, ils guérissent. Et puis un jour, qui sait, il y aura peut-être de l’écho.

Jour 9 Les couleurs

Elles arrivent. Les couleurs de l’automne. Les vraies. Pas celles de la sécheresse, des arbres et des végétaux, qui exsangues, ont sacrifié une partie d’eux même cet été pour tenter de survivre. Pour les plus chanceux. Comment font-ils pour se repérer dans cette météo folle et quand même se parer de ces couleurs si chatoyantes faisant presque oublier que tout ce que l’on vit depuis quelques années n’est pas normal. “Des couleurs automnales en plein mois d’aout”. Je me rappelle des titres de presse. Il aurait été plus juste de parler de couleurs de la mort pour ce monde végétal qui souffre et qui subit. En silence ou presque. J’en ai eu les larmes aux yeux. Comme si je prenais sur moi toute cette culpabilité ou cette responsabilité aussi parce que je suis humaine et que les humains — surtout certains — se fichent bien de la beauté d’une feuille, d’une châtaigne ou d’un dahlia. Les fous. Que serions nous sans ce vert. Qui serions nous sans ces milles couleurs autour de nous. L’automne arrive et ses couleurs de feu aussi. Je les entends, ceux qui me rétorqueront que les séquoias ont besoin des incendies pour se régénérer ou que de tout temps blablabla. Qu’ils disent, qu’il se persuadent eux-même. Je préfère profiter de ce temps qui nous reste pour collecter ces couleurs, pour mémoire. Parce que j’étais là et que je veux en témoigner.

Jour 10. Ecrire

Je crois que j’écris depuis que j‘ai l’âge d’avoir un carnet d’écriture. Je me rappelle même de certains carnets à cadenas. J’y passais du temps oui. L’impression de l’ami imaginaire. De celui qui ne te juge pas. Juste là pour écouter, avec ses oreilles de papier. Alors j’ai écrit, écrit, écrit. J’ai couché les mots et je ne me suis jamais arrêtée. Quoi que je fasse, le carnet, le stylo, numériques ou non restaient toujours là. Ecrire pour raconter. Ecrire pour la poésie. Ecrire la fiction. Ecrire pour se souvenir. S’écrire. Voyager les mots, les pensées, les réflexions. Voyager les gens, les êtres, les émotions. Coucher là quelque part. Graver. Encrer. Ancrer. Et jouer avec les mots. Les laissez passer, se poser, ripper, déraper, danser. C’est trop beau d’écrire. Un trait courbe, à l’infini, avec le vide comme une respiration et un point pour reprendre le fil. Ça existe des couturières des mots ? Ecrire pour rassembler. Pour unir. Pour connecter. Ecrire quand on ne peut pas dire. Quand on est caché. Ecrire pour se rappeler. Pour rappeler aussi. Ecrire pour exister.

Jour 11. Plume

Elle était là et puis elle n’était plus. Envolée. J’avais pourtant écouté son coeur. Senti le mien battre comme jamais. Mais plus rien. Le vent l’avait emportée sans prévenir. Sans me prévenir. Quel sans coeur, j’ai pensé. Me laisser là, comme ça, le ventre vide. Alors j’ai ramassé une plume dans la rue. C’est ma plume, j’ai dit. Et je l’ai mise dans mon carnet. Et j’ai tourné la page. Et une autre, puis une autre. J’ai même ouvert un autre carnet. Et encore un autre. Je t’ai eu le vent, j’ai pensé. Au creux de mon carnet, elle est protégée de toi. Tu ne pourras pas la prendre une deuxième fois.

Jour 12. Devenir mère

La lumière et puis le noir.
Le vide intersidéral.
L’autre côté de la barrière.
Cette responsabilité à vie.
Cet espace dans le cerveau qui ne se refermera jamais.
Les pleurs. La solitude. Le regard vide. Hagard.
Qui suis-je ? Où suis-je ?
Où sont passées mes nuits?

Ces joies parfois. Ces rires aussi. Son rire.
La lumière à nouveau.
Les aventures qu’on tisse par delà le quotidien.
La fatigue. Cette nouvelle compagne qui s’est invitée avec sa copine culpabilité.
Les premières fois.
La fierté. Le coeur qui déborde.
Le thé froid. Souvent.
Et cette ambivalence permanente.

La vie qui continue, moi qui apprends encore et toujours.
Et mon coeur qui a doublé de volume.

Jour 13. Oublier

24 avril 1915. Qui s’en souvient ? Qui s’en souvient à part les arméniens, marqués au fer rouge jusque dans leur chair. Et ce n’est pas qu’une image littéraire. 24 avril 1915, la date officielle du génocide des arméniens perpétré par les Turcs. La date où des centaines d’intellectuels, artistes, instituteurs, commerçants et artisans ont été rassemblés et mis à mort, juste comme ça. Parce que leur seul faute était d’être arménien. Le début d’horreurs sans nom. D’un chemin de croix pour ce peuple chrétien, millénaire, qui ne cesse d’être mis à mal, comme s’il était juste placé au mauvais endroit.

De cette histoire, je n’ai que des mots, des récits oraux, à moitié dits parce qu’il ne fallait pas questionner. J’ai cette phrase de ma grand-mère qui racontait que sur le passeport de sa mère, il y avait ce tampon “ sans retour”. Apatride. Chassé de chez soi pour ne pas mourir. Sans retour possible parce que certains te haïssent tellement, haïssent tellement ce que tu représentes que rien que le fait que tu vives les fâche. Alors se faire tout petit. Partir. Changer de nom. Franciser ton prénom. En avoir un deuxième pour mieux t’intégrer. Te fondre pour ne pas te faire remarquer. Tout faire pour oublier.

J’ai cette rage aussi, que même ceux qui ont survécu ne parlaient pas. Parce que ça ne se disait pas. Parce qu’en parler c’était le revivre un peu sans doute. Parce qu’on ne parle pas de ça devant les enfants. Toutes les excuses étaient légitimes. Comment parle-t-on de l’indiscible ? Des kilomètres à pied dans le désert. De la séparation des familles. Les hommes d’un côté, les femmes et les enfants de l’autre. Qui sait si on se reverra ? La peur. La peur viscérale de mourir. De savoir que dans tous les cas tu vas mourir. Que quelqu’un fera tout pour que tu meures.

Comment on raconte ça ? On ne peut pas. Même simplement l’évoquer donne des frissons. Alors tu l’enfermes dans une boite, que tu ranges profondément. Qui ne ressort qu’entre anciens, parfois. Pour évoquer les morts. Ces boîtes, ces milliers de boîtes, ces millions de boîtes, c’est aussi une partie de la machine de l’oubli. L’horreur absolu pour taire et faire taire. Pour que 100 ans plus tard, on puisse recommencer. Dans les mêmes modalités. Le silence.

Eh oui. Qui se souvient ?

Jour 14. Vide

Le réservoir est vide.
C’est sûr maintenant.
Il est vide et je ne sais plus comment le remplir.
Je crois d’ailleurs que je ne sais même plus l’ouvrir.
J’ai du perdre la clé quelque part dans l’océan de larmes dans lequel je me noie depuis si longtemps.
Et s’il était percé ? Et si malgré ce que j’arrive à récolter, tout filait tout de suite ?
Une chose est sûre pourtant, alors que je suis là, exsangue à rechercher la moindre petite goutte de ce carburant doré, je veux vivre.
Je veux vivre et être.
Et s’il faut de la magie pour créer ce qui n’est pas, je trouverai le chemin, pour que le réservoir lui-même n’existe plus.

Jour 15. Ma peau

Soupir. Sentir son souffle contre ma peau. J’en rêve. Il a suffit d’une fois. Une seule fois. Et cette pensée ne m’a plus quittée. Encore. Et tous les pores de ma peau qui le crient si fort. Je te veux. Soupir encore. Cet instant volé au temps. Volé à ma vie. Ce moment suspendu où tout était comme arrêté. Celui, où tout me promettait que oui. Oui j’ai le droit aussi de vivre cette électricité de nouveau. Précieux. Je l’ai gravé dans ma chair. Et c’est ma peau qui se charge de me rappeler qu’il a existé. Soupir encore. Des moments comme ça, c’est à la pelle que j’en veux. Pour ne plus les compter. Pour ne plus les voler. Pour juste les vivre, sans arrière pensée. Pour lui faire oublier aussi, à ma peau, la mémoire de ce qu’elle n’aura peut-être plus jamais. Pour lui créer d’autres aventures, d’autres frissons. Soupir. En attendant, il est là, ce souvenir brûlant, capable de m’embraser l’esprit, jusqu’à ressentir les moindres détails de ce qui s’est passé ce matin là, jusque sur ma peau. Encore, encore, chuchote-t-elle parfois, pour combattre le temps qui se chargera fatalement d’effacer ce moment. A moins que.

Jour 16. Revenir

A quoi bon ? A quoi bon penser à revenir vers celle que j’étais ? Accepter d’être autre. Différente. Tout atellement changé ce jour là. Cette nuit là. Mon corps, si différent, si empli et si vide à la fois. Mon coeur, si serré et si plein en même temps. Ma tête, gardée dans un brouillard si épais et si dense pour une fois. Ma vie, sur le point de voler en éclat. Revenir en arrière ? A quoi bon. Même le jeu de cartes à changé. Comme si un joueur, tricheur hors pair ou magicien, avait remplacé un jeu par un autre, sans que personne ne s’en aperçoive. Impossible dès lors, de faire quelques pas en arrière. Le chemin est effacé. Pas d’autre choix que de mettre un pied devant l’autre. Dans quelle direction ? Comment le savoir ? Juste survivre dans ce nouveau monde, cette nouvelle moi, c’est déjà pas mal. Tout découvrir à nouveau. Tout réapprendre aussi, jusqu’au plus profond de soi. Plonger dans des eaux si noires et si obscures, sans avoir rien pour se guider, qu’une pâle lueur. Si faible et si lointaine. Nager, nager, nager à contre courant. Tenter de remonter à la surface. De repousser cette main qui me noie. Lutter. S’essouffler. Vouloir abandonner. Voir, impuissante, le niveau d’oxygène continuer de baisser. Et juste tenter de revenir parmi les vivants.

Jour 17. Le carnet

Ça y est, il s’est décidé. De toute façon, il n’a plus le choix. La maison est vendue et il range les affaires de sa maman. Oh il n’y avait pas tant de choses. Reine de la méthode Marie Kondo et autre “un objet qui rentre, un qui sort”. Pas très riche non plus, ni matérialiste, elle remplissait la maison autrement. Des rires, de la musique, de la fête, de l’amour en pagaille. La maison, elle, n’était ni encombrée ni en bazar. Peu d’objets de valeur non plus. Sauf cette malle, il le sait, précieuse. Précieuse pour elle. Avec tous ses carnets. Comme toutes les malles fermées, celle-ci ne demande qu’à s’ouvrir. Alors il ne s’empêche pas. Juste un. Je vais feuilleter juste celui qui est au-dessus. Ça tombe bien, c’est un petit format. Avec une couverture lignée. Soignée. Dessinée. Il ressemble à ces carnets qu’on achète dans les magasins de souvenirs. Sur la page de garde, il est écrit “Carnet d’aventures de la vie. Avril 2019.” Il sourit. Il sait bien ce que c’est même s’il ne l’a jamais lu. 2019. Hasard des déplacements, le carnet du haut de la pile, c’est son premier carnet à lui. Celui où elle a raconté ses aventures, leurs aventures à eux. Celui qu’elle a rempli à l’heure où blanchit la campagne. Ou peut-être à celles où le silence se faisait enfin. Précieux témoignage. Fabuleux souvenirs. Un peu d’elle et de lui. De leur équipe si forte jusqu’au bout. Même quand les rôles se sont inversés. Et que c’était à son tour à lui, de l’accompagner. Il en attrape un autre, au hasard. Ah il est vide. Alors il s’assoit, expire longuement, ferme les yeux. C’est à son tour maintenant de témoigner. “Carnet d’aventures de la vie. La suite. — 2042”

Jour 18. Ensemble

Par delà les montagnes et par delà les mers
Au dessus de la folie et des enfers
Cette main dans la tienne
Qui te guide et qui t’entraîne.

Ils s’étaient juré fidélité jusqu’au bout,
Jusqu’à ce jour improbable où,
Celui qui est parti vers d’autres ailleurs
T’abandonnes avec fracas et heurts

Alors dans la solitude et la puissance de toutes les mères
Invisibles et si présentes à leurs manières
Elle a accouché seule sans y être préparée
Avec ce fil ténu de vie, resté.

Gout amer, gout de regret,
Quoi c’est donc ça que cela fait ?
Et les pleurs de douleurs à ceux mêlés,
De ce qu’on n’aura jamais été.

Ensemble.

Jour 19. L’attente

Un mois. Il reste un mois avant qu’il ne prenne sa décision. Peut-être quelques jours de plus, peut-être quelques jours de moins. Faire taire la panique. Se concentrer sur ce qui va arriver. Le plus important. Son arrivée à lui dans ce monde de brutes. Il l’a dit, il décidera à la naissance. Partir ou rester. Comme si quoi ? Et pendant ce temps, il faut attendre. La peur au ventre. Ce ventre qui abrite la vie. La peur. La vie. Tout est mélangé. Pas besoin de chercher à comprendre. Le cerveau fait le taff. Il a switché en mode survie. “Meuf, tu vas vivre l’épreuve la plus bouleversante de ta vie, tu peux pas t’éparpiller. Je débranche. On se revoit plus tard.” Mais quoi ? Comment ? Avec qui ? Quand ? Laisse tomber. Y a plus le temps de se retourner. À croire qu’il a fait exprès. Il a fait exprès. La vie est soudainement devenue un flou pas artistique. Juste un flou ou tout est angoisse, peurs et détresse. Émotions d’autant plus fortes quand elles sont accompagnées de la découverte des mensonges. On débranche on a dit. Mais comment ? Il n’y a plus que la bande magnéto qui tourne. Qui enregistre sans comprendre. Encore une dizaine de jours à vivre avec cette épée de Damoclès. Et se réveiller, peut-être de ce terrible cauchemar. Insoutenable attente.

Jour 20. L’envol

Il est temps que nos chemins se séparent. Je t’ai accompagné jusqu’à aujourd’hui, guidé, poussé, écouté. Et maintenant ça y est, tout s’est aligné. Comme si notre temps était terminé.
A présent tu empruntes une nouvelle route. Oh elle ne sera pas toute droite, rassure-toi, il y a encore des embûches qui t’attendent. Mais j’ai confiance. Tu es prêt à prendre ton envol quand je dois poursuivre ma route à pied.
Ne sois pas triste et pense plutôt aux présents apportés tout ce temps. Garde ce jour comme un jour heureux et chéris le au fond de toi. Puis oublie. Trace ta route dans les airs jusque là où tu souhaites aller.
Rien ne me fera plus plaisir que de te savoir au loin, à accomplir tes rêves. Car tu en as, je le sais.
Prend soin de toi.

Jour 21. Dans tes yeux

Toute la joie du monde.
Toute la tristesse du sang.
Toute la fierté de l’enfant.
Tout le courage de la femme.
Toute la culpabilité de la mère.
Toute la puissance de la sorcière.

Oui il y a tout ça dans ces yeux. Ceux-là même que tu regardes chaque matin. Ceux que tu ne vois pas ou plus, trop occupée à vivre au quotidien. Trop cernés de fatigue. Trop bouffis de larmes. Ma belle, regarde plus loin. Ce sont les tiens.

Jour 22. La faille

Une faille. L’origine d’un séisme. À peu près.

Cette faille. Celle qui t’a fait croire que c’était possible. Que la vie pouvait être belle à nouveau. Tu le savais toi qu’un fois qu’elle commençait à s”ouvrir, elle ne pouvait que devenir de plus en plus grande ?

Les failles. La maternité, c’est un gouffre. Un séisme permanent. Quoi ? Des séismes permanents. N’importe où, n’importe quand. Equilibre précaire. Funambule amère. Les failles vivantes. Celles qui crachent du feu et du sang. Des larmes et de la joie. Elles bougent tout le temps. Ne cherche pas de repère, tu n’as que le bonheur d’être mère. Les difficultés ? Le regret ? Non ça ne se peut pas. Sois heureuse et tais-toi.

J’ai la rage du silence. Celui qui t’engouffre et te retient. T’es mère ? Tu n’es plus rien. Tombée dans cette faille spatio-temporelle où ton devoir est d’oublier celle que tu as été. Tu as beau le crier, la société te rappelle bien. Sourire, allaiter ou pas allaiter, porter ou pousser, sourire encore, nourrir et changer. A toi les silences et les critiques quand l’autre récoltera les honneurs. Image sociale, le père de famille n’est plus. Trop lâche pour assumer cette liberté qui a changé. Quoi ? Il faut encore se réveiller ? Affaire classée.

Jour 23. Sous ma peau

Il y a celle qui sourit et celle qui se vide. Celle à qui tout réussit et celle qui se noie. Il y a celle qu’on ne soupçonne pas et celle qui rêve encore. Il y a celle qui se fait violence et celle qui laisse tomber. Il y a mille et une enveloppes, des marques indélébiles, des stries et des poèmes gravés. Et puis il y a toi. La petite fille intérieure qui veut parler. Qui veut raconter au monde entier ce qu’elle voit et entend. Celle dont la voix n’est qu’une musique, le regard une douce lumière et les mains, un souffle doré. Il y a toi, petite fille sous ma peau qui est toujours là, malgré le chaos et les larmes. Oh tu n’es pas loin c’est sûr même si aujourd’hui il n’y a que moi qui t’entends. Je défais patiemment ton baillon et les liens qui t’enserrent. Quand il me reste un peu d’énergie. Quand dans le noir de la nuit je lime un à un les barreaux de ta prison. Un jour, c’est certain tu t’envoleras si loin qu’il n’y aura plus que la lumière autour de toi.

Jour 24. Automne

Et ça rime et ça tourbillonne. Rouge, orange, rosé, qu’elles sont belles ces feuilles d’automne. Lorsque les arbres se parent de mille couleurs, lorsque les fleurs laissent la place et s’ensommeillent, le monde se calme et se referme tranquillement. Il est temps, oui, il est temps de rayonner une dernière fois avant de cheminer vers soi. Les couleurs de feu, le temps intérieur et les battements de coeur qui s’apaisent alors que la flamboyance côtoie la douceur. Temps mêlés, sur quel pied danser ? Temps d’or et temps des morts. Les honorer pour traverser le portail encore ouvert et se relier. Prendre le temps juste d’y penser. Parce que dans la vie aux milles couleurs, la vie qui avance avec ou sans toi, qui s’arrête encore ? Écouter le vent, écouter la pluie, écouter la danse des feuilles comme un fil qui relie. La cîme et le sol. Et le cycle infini. Saison du vent et des feuilles, automne tu es là et je t’accueille.

Jour 25. Marcher

Marcher. Vivre au temps humain. Un pied devant l’autre, un pas après l’autre. Finalement ce n’est que ça. Avancer. Respirer. Regarder. Regarder les paysages et regarder les pensées. Les laisser venir à soi, comme on pourrait examiner un arbre ou un oiseau. Avec curiosité et douceur. Celles dont notre regard d’enfant se servait pour voir le monde. Les laisser nous traverser, s’ancrer en nous ou peut-être repartir comme elles sont venues. Marcher au rythme du levant. Avec toi devant. Phare si solide qui me guide et façonne mes pas. Regarder ta silhouette se découper, jouer avec les ombres et m’arrêter, un instant. Souffler ce bonheur présent, le respirer pour que le moindre recoin de mes cellules s’en imprègne. Et te transmettre, à toi petit candide, ce temps si lent. Admire la lenteur de ton pas. Chérie-la car dans ce monde où tout va si vite, ta boussole aura bien besoin de ce temps serein. Marcher avec toi, ma main dans la tienne et profiter de ta force tranquille pour m’abandonner jusqu’au prochain arrêt.

Jour 26. Les livres qui

Il y a ceux qui s’entassent en pile et ceux qui changent la vie pour toujours. Il y a ceux qui sont des refuges et ceux qui font partie des meubles. Les classiques comme on les appelle. Et puis il y a toi. Toi qui ne cesses de me hanter. Toi qui as habité me jours, mes nuits, ma peau et même jusqu’à mon coeur entier. Quelle magie ? Quels tissages invisibles as-tu crée pour m’accrocher ainsi à toi ? Chaque page de toi, chaque mot et chaque frisson à chaque fois que j’ouvrais la porte de ton monde. Oh comme j’ai aimé m’y plonger encore et encore. Quoi qu’il arrive tu restes près de moi. Précieux. Comme un ami dont on suit les aventures. Comme à celui à qui on confie les siennes, pendant un temps. Parce que tu fais partie de ces livres qui ont marqué un tournant. Parce que je reviendrai vers toi forcément. Ta magie ne s’efface pas avec le temps.

Jour 27. Goûter

Goûter cette vie. Que dis-je ! La croquer la vie. Oh oui. Sauter, danser et rire. Encore, encore applaudit la petite fille. Goûter des bras, des corps, des joies. Tourbillonner sans savoir où se poser. Ici, non là, ou encore là. Telle celle qui longtemps s’est retrouvée privée, la tête tourne maintenant. Avide vie de libertés. S’y frotter une fois et vouloir toujours y goûter. Pour se souvenir de son sel, de son piquant et de sa douceur en même temps. Où es-tu vie ? Pan. La fête est finie, le goûter éparpillé. Et toi là, cachée. Puisses-tu en retrouver les saveurs un jour.

Jour 28 Mes marques

Par delà les montagnes et par delà les mers, le jour où tu es arrivée là-bas, elles se sont imposées, tes marques. Sans jamais avoir posé un pied ici, tu connaissais déjà tout de ce pays. Tu étais arrivé chez toi. Sur le rivage, au milieu de la plaine ou loin dans la montagne, tu n’as qu’à respirer, tu sais déjà. Et même si tout est reconfiguré, même si tout à changé, ton coeur est là. Avec lui, les pierres que tu as empilées les unes sur les autres, les graines que tu as patiemment semées, sans savoir si un jour elles seraient là. Avec lui, les valeurs que tu as décidé d’ériger comme des étendards. Avec lui encore, ta présence, ta douceur et ta force. Pourtant chaque jour tu apprends. A être celle qu’on attend que tu sois, à coller à l’étiquette, à répondre aux standards. Et pourtant chaque jour, elles te le rappellent : tu sais ce qu’il y a de mieux à faire. Tu sais. Fais toi confiance mama, écoute-toi.

Jour 29 Souvenirs

Il y a des étreintes qu’on n’oublie pas. Jamais. De celles qui marquent et qui impriment la chair au fer blanc. Celui de la première fois où tu m’as prise au creux de tes bras. Où enfin, ma tête s’est reposée. À sa place, juste comme ça. Tu étais là, rien ne pouvait plus m’arriver.

Ou aussi ce peau à peau, libérateur, chaud, effrayant et serein à la fois. Tu es là. Je suis là moi aussi. Ravagée, écrasée mais là. Passage traversé, yeux écarquillés, souffles coupés. Qui sommes-nous maintenant ? Ce moment où je t’ai vu pour la première fois, à travers un rideau de larmes. Celui de la fin d’un monde. Celui du mien. Mais en même temps le début du notre.

Il y a la tienne aussi. Si forte. Si inspirante et si poignante. Celle que je n’oublierai jamais car avec elle, il y avait celles de toutes ces femmes disparues avant toi. Celle qui me manque à chaque jour depuis que tu es partie.

Et puis, il celle de la dernière fois. Celle si forte, qu’on essaie de la garder jusqu’au bout. Pour essayer d’arracher un bout de toi et garder ta douceur. Même quand tu ne seras pas là. Pour se souvenir, pour renifler, pour sentir et caresser. Pour retenir ces moments de joie avant de plonger dans le chaos.

La peau. Ta peau. Nos peaux qui se souviennent pour toujours.

Jour 30 Mon café

Noir. Comme tes yeux.
Froid comme ton coeur.
Je le bois tous les matins ce café. Mon café.
Celui que tu prépares, sans douceur.
Automate à tes heures.

Je ne sais plus trop bien pourquoi, j’ai dit oui un jour. Et j’ai gouté le premier. Puis le second. Et tous les suivants. Sans plus pouvoir m’arrêter.
Je ne les compte même plus. Il est là chaque matin et m’attend. Comme cette décision qu’un jour il faudra bien que je prenne.

En attendant, je l’avale et démarre ma journée. Que sommes-nous devenus ? Qui nous reconnaitrait encore ? Les yeux sans vie. Le coeur sans rythme. Le corps sans rire. Qu’il est loin ce premier café.
Et si j’avais dit non ce jour là ?

Jour 31 Adieu

Qu’elle est difficile à écrire cette lettre. Je la démarre et j’ai déjà les larmes aux yeux. Pourquoi faut-il ainsi disparaitre ? Pourquoi c’est si binaire ? Blanc ou noir. Bleu ou rose. Là ou pas là. Vivant ou mort. Le monde est si gris pourtant. Si coloré en même temps. Il vole et change au gré du vent et des éléments.

Oui je vais t’en laisser du temps. Du temps et de l’espace. Écrire moins ou pas. Je vais me taire, un moment. Mais je ne sais pas jusqu’à quand. Écoute le silence et vois. Celui qui me fait un peu peur, quand du temps je n’en ai pas tant. Ne t’en fais pas, à ajuster sans arrêt pour simplement vivre, le fil ténu de la vie est devenu mon compagnon de route. Quoi qu’il arrive je m’adapterai encore et encore. Alors je viens juste te dire que je suis incapable de dire adieu, que la porte sera toujours ouverte.

Prend soin de toi.

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Gayané Adourian

Maman solo écolo en reconstruction. Ecriture. Fleuriste. Doula.