La valise, le cercueil, le cri, les larmes, les mots, les armes.

Gayané Adourian
3 min readSep 28, 2023
Photo by me. Arménie 2016

Comment on parle de l’horreur ? De ce qu’on ressent dans sa peau et sa mémoire parce que l’histoire se répète ? Qui peut comprendre ce que ça fait d’être descendante de rescapés d’un génocide … quand ce même peuple se fait génocider encore une fois ? C’est comme si on connaissait déjà la partition. L’horreur.

J’ai mis du temps à poser les mots. Je n’y arrive pas très bien d’ailleurs. Je rature et j’hésite pendant qu’ils n’ont pas le temps de réfléchir. Poser les mots parce que c’est le tourbillon dans mon ventre, ma tête et dans mon coeur. À quoi ça sert ? Comment faire ? Il y a bien des moments où le désespoir m’a submergée et les mots ont toujours été une bouée, un guide, une boussole pour ne pas perdre pied.

Mais quand l’histoire de la disparition, quand l’histoire de l’horreur, quand l’histoire d’un peuple se fait, s’écrit, se répète sous tes yeux et sous les yeux de tous mais que rien ne se passe pour empêcher une tragédie. Pire. Un crime contre l’humanité. Qu’a-t-on appris aux cours d’Histoire ? Pourquoi fermer les yeux alors que tout est là. Y compris les images en temps réel, et même les images satellite… Alors à quoi ça sert encore d’écrire ? À quoi ça sert d’avoir alerté pendant des dizaines d’années sans être pris.e.s au sérieux ?

Que peuvent les mots ? Quand les larmes sont ce qu’il reste. Quand 50 000 personnes ont déjà été forcées de fuir et le compte ne s’arrête pas. Et puis, qui je suis moi pour en parler ? Assise au chaud chez moi, même s’il est précaire ? Qui je suis pour m’insurger, juste impuissante. Je ne connais personne, les décisions ne dépendent pas de moi. Mais peut-être que si je rajoute mes mots, mes maux ?, à tous ceux qui s’élèvent depuis ces montagnes, mes montagnes, mes racines, mon ancrage et ceux qui s’élèvent d’ailleurs de mes frères et soeurs dispersés ?

Je suis descendante de rescapé.e.s. Petite fille et arrière petite fille de déporté.e.s. C’était il y a 108 ans et c’est comme si c’était hier. Je n’étais pas née mais c’est comme si je l’avais déjà vécu.

Je suis glacée. Tétanisée. Je relaye comme je peux. Je ne peux pas me dire que personne n’entend. Que personne ne va réagir. Que personne ne condamne. Qu’il n’y aura aucune sanction. Je sais les intérêts. Je sais les enjeux. Je sais la haine. Je les vois les silences aussi. Mais les hommes, les femmes, les enfants d’Artsakh que leur reste-t-il ? Que reste-t-il de son existence quand quelqu’un s’acharne à détruire toute trace de passage, pourtant multi-millénaire…

Qu’est-ce qui pousse à partir de chez soi en chaussons, à la va-vite, sans prendre la peine d’emporter ce qui nous est cher. J’ai vu des poules dans des voitures, des moutons sur des camions, des familles entières dans des petites voitures. Pas de place pour autre chose que le vivant. Comment on raconte sa vie d’avant quand on n’a rien pu prendre avec soi ? La valise ou le cercueil. C’est avec cela que plusieurs générations doivent grandir depuis déjà des dizaines d’années.

Et la dimension internationale qui m’interloque. Quand la condamnation — à juste titre — fut unanime contre la Russie lorsqu’elle a envahit l’Ukraine. Nous Arméniens, déjà n’avons pu que ravaler nos mots puisque quelques mois auparavant avait éclaté la guerre des 44 jours, en septembre 2020, dans un silence déjà assourdissant. Quand les violations du cessez-le-feu furent quotidienne, puis accentuée d’un blocus drastique durant 10 mois. 10 mois pour affamer, briser et détruire un peuple si fort qu’il a fallu pour l’abattre des drones fournis par Israël. Et la seule issue possible, la fuite. Obligatoire pour survivre. La valise ou le cercueil.

Je crois que j’écris pour toi, Azad. Pour que, le jour où je ne serai plus là moi aussi, tu te rappelles d’où tu viens, tu te rappelles que toi aussi tu es arménien, que tu es de ce peuple des montagnes, perdu dans le Caucase, si riche de milliers d’années d’histoire et qu’elles sont toutes en toi. Pour que tu n’oublies jamais jamais jamais ce que la mémoire est importante.

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Gayané Adourian

Maman solo écolo en reconstruction. Ecriture. Fleuriste. Doula.